La nuit porte conseille, mais l'ami le fait tout aussi bien | Manon & Keu

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anon était flattée et honorée, bien sûr (et ce n'était même pas ironique, même si cela le devrait sans doute), que Guenièvre ait souhaité sa présence durant ce banquet royal. Elle ne savait trop si sa compagnie était nécessaire ou si la reine se servait d'elle pour se donner une contenance, ou conserver une compagnie qui la dissuaderait peut-être d'en rechercher une autre. Dans tous les cas, elle était là, et même si l'ambiance ne lui déplaisait pas, elle devait bien reconnaître qu'elle préférerait être ailleurs, et elle attendait le moment de pouvoir s'éclipser en douce afin d'aller retrouver Ena. Le moment tant attendu, de toute éidence, n'était pas pour tout de suite.

Enfin, elle trouva une fenêtre de sortie et en profita. La reine avait pris congé dans ses appartements, elle n'avait plus besoin de ses services, Manon était donc libre de faire ce qu'elle voulait du reste de sa soirée. C'était vite vu, et elle abandonna sans difficulté les lieux. Ainsi que les convives de plus en plus bruyants et alcoolisés. Donnez-leur de quoi boire et des quoi manger, et ces hommes de la haute ne se comportaient pas différemment de ceux qui fréquentaient la fange. Elle-même n'avait rien bu, à peine mangé... Elle préférait se contrôler afin d'éviter tout esclandre.

Elle prit une grande inspiration et savoura une large bouffée d'air frais une fois à l'extérieur. Après avoir goûté à l'atmosphère viciée de la salle du banquet, profiter de la lumière naturelle des étoiles et de l'air frais de l'extérieur faisait un bien fou. Elle avait fait quelques pas, elle entendait encore le vacarme de la fête, plus loin, quand une voix familière l'interpella.

Un grand sourire orna ses lèvres en reconnaissant la voix de Keu. Elle appréciait beaucoup le frère du roi. Peut-être parce qu'il lui ressemblait plus que la plupart de ceux qu'elle côtoyait quotidiennement quand elle travaillait au service de la reine. Leur bagage culturel était sensiblement similaire.

-Je travaille encore au château, figure-toi, répondit-elle sans perdre son sourire. Je tenais compagnie à la reine au cours du banquet. Cependant, je ne t'y ai pas aperçu. Comment vas-tu ? Voilà un moment que nous ne sommes pas vus ?

Mais comme à chaque fois, parler avec lui était un réel plaisir.

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anon pensait connaître sufisamment Keu à ce jour pour savoir à coup sûr qu'il n'avait pas réellement été vexé par le fait qu'elle ne l'ait pas aperçu au cours du banquet. Après tout, elle aussi pourrait lui retourner le "compliment" puisque lui non plus ne l'avait pas aperçue au cours de la soirée. Dans ce genre d'événements, il n'était pas rare de ne pas même croiser son voisin tant l'atmosphère était rapidement guindée. Quant au fait que le roi prêtait plus d'attention à son épouse qu'à son frère, cette réflexion la fit sourire. A dire vrai, le roi devrait peut-être cesser de n'avoir d'yeux que pour sa chère et tendre épouse s'il savait ce que l'épouse en question caressait de sentiments pour un autre (sentiments concernant lesquels elle s'était confiée à elle), mais ça c'était une autre affaire, et qui, si elle devait la concerner, ne le faisait pas pour les raisons que l'on pourrait bien soupçonner.

Semble-t-il que Keu allait bien, et qu'il n'avait pas à se plaindre. Ce qui ne surprenait guère Manon. Ce n'était pas son genre que de se lamenter. S'il devait lui arriver de se plaindre, c'était rarement au sujet de choses véritablement importantes, mais plutôt pour la forme et de choses anodines, et c'était tant mieux. Keu était une personne que Manon appréciait, par la force des choses et même si ils se votaient finalement bien peu, aussi ne voulait-elle évidemment et par principe que le bien de son interlocuteur, et qu'il mène la vie qu'il avait envie de mener. Il avait donc l'intention de se rendre à la taverne, mais décidait finalement qu'il se satisferait très bien de sa compagnie. Tant mieux, tant mieux. C'était entièrement réciproque. Pas pour la partie taverne, mais elle serait ravie de passer un peu de temps avec lui puisqu'il le lui proposait.

-Je vais très bien. Mon travail au service de la reine me prend tout mon temps, mais c'est une femme admirable, alors c'est un temps que je ne vois pas réellement passer. Même si je reconnais que j'en ai bien peu pour moi, par conséquent.

Du temps qu'elle consacrait à Ena, mais évidemment, Ena n'était pas un sujet qu'elle pouvait se permettre d'aborder avec son interlocuteur. A la place, elle se contenterait bien de n'importe quel autre sujet qui lui permettrait de noyer le poisson.

-Et je ne serais pas contre le fait de prolonger un peu cette soirée autour d'un verre. Et si je t'accompagnais à la taverne, qu'en dis-tu ?

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anon savait Keu tout à fait sincère quand ce dernier lui assurait être heureux d'apprendre que tout allait bien pour elle. Elle savait que ce n'était pas là de ces mots jetés en l'air comme certains se plaisent à trop en dire parfois et qui au final ne signifient rien du tout; Keu était une personne sur qui Manon savait qu'elle pouvait compter, et surtout qu'elle savait entièrement capable de se réjouir de son bonheur, sans réserve ni faux-semblants. Elle ne pouvait définitivement pas en dire autant de toutes les personnes de son entourage... Comme toutes les personnes de son entourage ne pouvaient pas en dire autant d'elle non plus au demeurant, loin de là... Keu faisait partie de ces relations complètement honnêtes et entières qui ponctuaient sa vie et l'égayaient beaucoup, elle y tenait donc d'autant plus précieusement.

Keu accepta sa proposition de boire un verre avec elle à la taverne. Tant mieux, ce serait ainsi l'occasion de rattraper le temps perdu et de deviser de tout et de rien. Manon afficha un léger sourire en coin quand son interlocuteur observa que sa compagnie à elle la priverait forcément de celle d'une ou deux conquêtes féminines qu'il aurait eu bon espoir de mettre dans son lit, mais Manon pensait que son interlocuteur pouvait tout à fait faire une entorse, même légère, à ses habitudes. Il aurait bien d'autres occasions de se retrouver en galante compagnie, connaissant le joli-coeur qu'il était.

-Honorée d'entendre que tu supporteras de te "contenter" de moi, plaisanta Manon sans prendre ombrage une seule seconde des paroles de son interlocuteur. Elle savait que de sa parti, il n'y avait que plaisanterie et aucune malveillance, encore moins d'animosité. Jamais à son adresse, en tout cas. Alors raconte-moi, dit-elle tandis qu'ils se dirigeaient d'un pas volontaire en direction de la taverne. Qu'as-tu fait de tout ce temps sans me voir... Je devine qu'il a été moins précieux que celui que tu as à me consacrer, mais je veux tout savoir, plaisanta-t-elle d'un ton léger.

C'était précisément ce dont elle avait besoin : une conversation simple et agréable avec un ami, qui saurait lui faire oublier les quelques contrariétés de son quotidien, ses craintes et ses obligations, le temps de quelques paroles échangées autour d'un verre.

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oit, la vie de Keu n'était peut-être pas si trépidante que cela. Mais même si ce n'était pas le cas, ça n'ôtait absolument rien au fait que Manon voulait tout en savoir. Quelque part, elle lui souhaitait, même, que sa vie soit finalement assez calme, car c'était dans le calme que l'on trouvait souvent l'équilibre et l'harmonie, et ainsi la vie de Keu devait être plus douce que si elle était trop tourmentée. Mais même d'une vie douce, il y a toujours des choses à dire, surtout à une amie bien trop curieuse pour tolérer d'en rester à la surface. Elle prenait toujours plaisir à parler à Keu, mais ils n'en avaient pas toujours l'occasion, alors quand cette dernière se présentait, elle la saisissait toujours avec le plus grand intérêt et sans manquer à aucun détail, pas le moindre.

Elle sourit en entendant son interlocuteur affirmer que pour pallier à l'ennui, il traînait très souvent dans les pattes de son frère. En même temps, quand son frère n'était nul autre que le roi en personne, il serait absolument absurde et stupide de s'en priver, il avait tout à fait raison de remédier à l'ennui de la sorte. Il était assez amusant d'imaginer les deux frères, dans leur prime jeunesse, et constater quel fossé social les séparait à présent techniquement. Au fond, c'était tout à l'honneur du roi d'avoir conservé ses liens avec Keu même après son accession au trône, d'autres n'auraient sans doute pas eu cette grandeur d'âme. Et que Keu profite de cette grandeur d'âme et la savoure, c'était la moindre des choses, vraiment.

Pour ce qui était de deviser avec les sujets du roi dans la foulée, c'était un luxe dont il aurait tort de se priver. Manon avait beau être très proche de la reine, elle restait une subordonnée aux yeux de tous, et elle se devait d'agir en tant que telle. Elle ne pouvait pas vraiment se permettre de fonctionner de la sorte, elle avait tout intérêt à faire profil bas, ce que Keu, lui, n'avait pas l'obligation de faire, même si certains ne devaient jamais passer à côté de l'occasion de le remettre à sa place. Sans doute ces mêmes fréquentations qu'il s'épargnait bien de croiser.

-Qui par exemple ? S'il te plaît, autorise-moi à déverser un peu de mon venin sur la cour du roi en ta compagnie, c'est si rare que je puisse me l'autoriser !

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anon croyait sans mal son interlocuteur quand il affirmait qu'il y avait nombre de membres de la cour qui suscitaient sa plus profonde empathie... Il ne fallait pas y regarder de très près pour constater que beaucoup de ces nobles, qui prenaient soin et plaisir à regarder les gens comme eux de haut, prenaient le plus malin des plaisirs à les méprises tout en se vautrant dans leurs privilèges comme s'ils les avaient mérités alors que la grande majorité d'entre eux, bien évidemment, ne les avaient obtenus que du fait de leur naissance. Malgré tout, chacun avait ses bêtes noires, il ne pouvait en être autrement, et Keu ne tarda pas à évoquer les siennes, qui donc appartenaient à la même famille.

Ah, la famille de Gorre, tout un poème ! Manon, de son côté, n'avait jamais eu affaire directement à aucun d'entre eux, mais elle avait en revanche entendu parler de chacun d'entre eux, logique puisqu'ils appartenaient tous trois, même si quelque part indirectement à la famille royale. Elle ne savait pas grand-chose d'Urien de Gorre, mais les quelques fois où elle avait croisé son chemin, il lui avait semblé assez... pédant... sans doute parce qu'elle avait eu le sentiment qu'il prenait à peine le soin de la considérer en tant qu'individu, et bien davantage comme un meuble... mais ça, ce n'était peut-être qu'une impression, elle la retrouvait chez beaucoup de ceux qu'elle voyait tous les jours. Le jeune Yvain semblait plus sympathique, plus abordable. Mais de même, elle ne lui avait jamais adressé la parole... De loin, il passait pour un jeune homme assez naïf, et Manon était assez certaine que cette même naïveté l'incommoderait un peu si elle devait s'attarder à parler trop longtemps avec eux.

Quant à Morgane, alors là... Ce n'était pas seulement un meuble que cette femme voyait en elle, mais plus certainement une sorte de paillasson. Manon savait qu'Ena avait eu l'occasion de discuter plus longuement avec elle, mais Manon, elle, ne s'y risquerait pas. Il se dégageait de cette femme une sorte d'aura... duelle. Elle était charismatique, mais elle était aussi de ces personnes qui sont capables de tout écraser sur leur passage pour obtenir ce qu'ils veulent. Et Keu avait de très bonnes raisons de détester Morgane, lui qui devait accepter qu'on la considère comme la soeur du roi au sein de la cour, alors que lui-même avait bien plus de légitimité à se considérer comme son frère.

-Il est vrai qu'ils m'ont toujours paru singulièrement antipathiques, reconnut Manon, même si je n'ai guère eu l'occasion de leur parler directement. Guenièvre me parle parfois de dame Morgane, elle la tient semble-t-il en grande estime, mais... ne le répète surtout pas, mais il arrive parfois à la reine de manquer de jugement. Elle marqua une pause, accompagnée d'un sourire. Que t'a-t-elle fait, cette femme, pour t'horripiler autant ? En dehors de vouloir s'accaparer ton frère, cela va sans dire.

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anon hocha doucement la tête au sujet de Guenièvre, soulagée d'entendre que son interlocuteur ne la blâmait pas pour les propos qu'elle avait tenus et même serait plutôt enclin à se ranger à son opinion, en réalité. Les défauts qu'ils pointaient du doigt étaient quelque part des qualités, à bien y regarder, tout dépendait de la manière dont on décidait de les appréhender. Dans tous les cas, ce n'était pas nouveau, le rapport de Manon à sa reine était pour le moins ambigu. Elle avait de l'amitié, de l'affection, voire de l'admiration pour cette femme, mais cela ne l'empêchait pas de pointer ses défauts du doigt malgré tout, tout comme, au bout du compte, ses intentions à l'encontre de la Couronne entraient de toute façon en contradiction avec l'amitié qu'elles avaient construites toutes les deux.

Enfin, il était plus simple malgré tout de casser du sucre sur le dos de Morgane que sur celui de la reine. Si Manon n'avait pas vraiment eu l'occasion d'avoir quoi que ce soit de personnel contre elle, cela ne la dérangeait pas pour autant de s'en prendre à elle, même si on devait éventuellement trouver cela tout à fait gratuit. La jeune femme estimait ne rien devoir à cette femme, ni allégeance ni respect, et puisqu'elle avait de l'affection pour Keu, c'était de toute manière à l'opinion de son ami qu'elle se rangerait quoi qu'il en soit, et ce très naturellement.

Apparemment, c'était une affaire d'attitude. Manon n'avait aucun mal à croire que Morgane puisse se montrer particulièrement hypocrite, cela avait l'air d'être le genre de la maison, toujours venimeuse, mais avec une certaine élégance, ce pourrait sans doute paraître admirable si ce n'était pas agaçant, surtout quand ces manies vous étaient adressées. Keu qui était un homme simple et franc était forcément à l'opposé même de ce genre de comportement. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce qu'il ait ces derniers en horreur, c'était même particulièrement logique.

-Son opinion n'a de valeur que pour elle-même. Dans le fond, ce qui importe en la matière, c'est uniquement le regard que votre frère vous porte, n'est-ce pas ? le défendit Manon. Et je ne doute pas que notre bon roi vous aime profondément et sait vous apprécier à votre juste valeur, une affection dont Dame Morgane doit sans doute manquer cruellement pour se comporter de la sorte.

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-V

ous le devriez peut-être, suggéra Manon après un instant de silence, qui lui avait servi à réfléchir aux propos que son interlocuteur venait de prononcer, et dans lesquels elle n'avait aucun mal à se reconnaître.

Et pour cause. En tant que servante de haut rang, au service de la reine, elle était assujettie aux règles et au protocole, elle était d'autant plus tenue de les respecter que le moindre propos déplacé, le moindre écart pouvait lui valoir sa place. Certes, Guenièvre était très souple avec elle, et elles avaient fini par devenir amies, mais cela ne faisait pas oublier à Manon le fait qu'elle ne faisait pas du tout partie du monde dans lequel elle gravitait par l'intermédiaire de ses interlocuteurs et de ces gens de la cour. Alors elle comprenait bien que Keu, de son côté, prenne la décision de n'en faire qu'à sa tête.

C'était tout à son honneur, et c'était une marque d'intelligence, quelque part. Mais dans certaines circonstances, Manon était tout de même d'avis qu'il fallait savoir aller à l'encontre de sa propre nature, non pas pour se corrompre mais parce qu'il n'y avait que de cette manière et d'aucune autre que l'on pouvait espérer obtenir des autres qu'ils vous prêtent une attention qui en d'autres circonstances ne ressemble qu'au plus affiché des mépris. Encore faut-il savoir comment s'y prendre et par quel bout prendre la chose plus exactement.

-Je pense qu'elle n'aime rien mieux que vous faire sortir de ses gonds. Je la vois tenter la même chose avec notre roi, votre frère. Elle ne veut pas que l'on soit d'accord avec elle, elle veut simplement susciter une réaction, et cela lui suffit. Du moins est-ce que ce que j'ai cru déduire de son comportement. Vous l'incommoderiez beaucoup plus, je crois bien, en demeurant de marbre qu'en rentrant dans son jeu et en vous montrant agressif.

Mais ses conseils ne valaient peut-être pas grand-chose. Manon ne pouvait pas réellement prétendre connaître Morgane de Gorre, ce n'était pas le cas. Elle ne l'avait observée que de loin et constaté de la sorte combien cette femme pouvait être inquiétante. Au fond, le mieux restait peut-être de ne pas s'y frotter, mais dans un cas comme celui de Keu, c'était sans doute plus facile à dire qu'à faire.

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anon afficha un sourire en coin quand son interlocuteur admit qu'il n'était pas dans son tempérament que de rester calme et tempéré et encore moins face aux agressions de Morgane de Gorre. En réalité, Manon ne pouvait que le comprendre. Si elle, de son côté, était capable d'étouffer ses émotions (c'était une nécessité quand on occupait le poste qui était le sien)... autant que possible, elle savait que ce n'était pas du tout dans le tempérament de Keu. Et c'était justement son caractère, son tempérament bien trempé qui faisait de lui un ami que la servante apprécier beaucoup.

Si elle lui donnait des conseils qu'elle estimait judicieux, elle n'était pas certaine de vouloir qu'il les applique, parce qu'elle aimait bien Keu tel qu'il était. Il avait ce franc parler qui lui faisait un bien fou, d'autant plus qu'au sein de la cour, beaucoup de choses reposaient sur le paraître : il était presque impossible d'avoir une conversation franche et ouverte, pour ne pas dire que c'était absolument peine perdue, alors oui, clairement, c'était agréable de parler avec lui - ou en tout cas, ça l'était quand on était dans ses petits papiers, ce qui n'était pas toujours gagné.

-A vrai dire, je dois bien reconnaître que je te préfère bavard et frondeur que taiseux et hautain, fit-elle avec un large sourire.

La jeune femme le formulait vraiment comme un compliment, et elle espérait que son interlocuteur l'entendrait en tant que tel. Il n'y avait vraiment pas d'orgueil à retirer du fait d'être du genre à privilégier l'ignorance. Il était honnêtement plus admirable et valeureux de répondre à ceux qui vous provoquaient... seulement, certaines personnes étaient si mauvaises qu'il n'y avait absolument rien à attendre de leur part : c'était certes terrible, mais c'était définitivement un fait, et un fait qui ne pouvait en aucun cas être ignoré, pas le moins du monde, même. Pas un seul instant, en réalité.

-Tu as sans doute raison, au fond. Elle a besoin que quelqu'un lui dise en face quel genre de femme elle est, et je doute fort qu'il y ait grand-monde pour faire preuve d'autant de franchise dans son entourage. Manon afficha un sourire. J'ignore si cela peut l'affecter, mais je suppose que ça te défoule, ce qui est déjà une très bonne chose.

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anon était quelque part fascinée par ces personnalités qui étaient capables d'accueillir les remarques les plus acerbes avec une indifférence insolente, voire à s'en amuser. Elle-même ne serait définitivement pas capable d'une telle chose. Au fil du temps et des expériences, elle s'efforçait de se forger une personnalité toujours plus digne et volontaire, mais elle était au final encore loin du compte. Elle n'était pas capable d'accuser ce genre de comportement sans se sentir affectée. Elle devait reconnaître être admirative de son interlocuteur et de la manière dont il prenait les choses, d'autant qu'elle ne se sentait pas affectée le moins du monde. Il prenait les choses de la meilleure manière possible, et Manon ne pouvait que l'admirer pour cette raison.

Pour ce qui était de prendre du plaisir à ne pas laisser les autres indifférents, elle était capable de le comprendre... elle recherchait la même chose de son côté. Elle tenait à mettre des mots sur ce qu'elle ne comprenait pas, elle tentait de donner du sens à ce qui n'en avait pas. Mais au bout du compte, c'était plus simple d'accepter la situation telle qu'elle était. Cela ne faisait pas pour autant de cette femme un exemple à suivre, loin s'en faut.

-C'est illusoire de penser que les gens peuvent changer dans tous les cas. On est qui l'on est. On ne peut pas changer sa nature profonde, affirma-t-elle avec la conviction la plus profonde.

Est-ce qu'elle le pensait véritablement ? Ce n'était vraiment pas certain. Elle essayait surtout de s'en convaincre, en réalité, car elle estimait que c'était la meilleure des choses à faire. C'était une chose qu'elle avait envie et besoin de croire parce qu'elle était en pleine reconquête de son identité. En l'absence de ses souvenirs, elle avait besoin de croire qu'il subsistait d'elle quelque chose qui transcendait la mémoire - la fameuse nature profonde dont il était question, très exactement. Est-ce pour autant qu'elle était vraiment capable d'identifier, de nommer et de décrire sa propre nature profonde ? Pas vraiment, non. Elle ne savait pas, la plupart du temps, qui elle était, et elle avait tendance à se laisser définir par les personnes qui l'entouraient. Qu'elles l'aient connu autrefois ou non.

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anon n'était pas franchement certaine qu'elle qualifierait son discours de beau, elle trouve plutôt cela fataliste et quelque part horrible, même. Non, elle ne disait pas cela pour faire dans le beau ou même dans le poétique, c'était juste ce qu'elle pensait. Elle avait été privée de sa mémoire, de tous les souvenirs qui auraient pu forger sa personnalité, et pourtant, Ena lui garantissait qu'elle était la même. Cela ne pouvait pas venir de nulle part, loin de là. Manon, par conséquent, exposait le fond de sa pensée, une pensée qu'elle s'était forgée à partir de sa propre expérience.

-Ma nature profonde, à moi ? demanda Manon avec un fin sourire, prenant le temps d'y réfléchir.

Ca avait été difficile pour elle de la retrouver, de se retrouver, de comprendre qui elle était véritablement. Elle se posait la question encore maintenant. elle avait appris à vivre en harmonie avec elle-même. Il fallait dire qu'elle se connaissait par coeur. Elle était contente de pouvoir repartir sur de bonnes bases, de faire table rase. Elle aurait probablement eu du mal à progresser si les choses s'étaient passé d'une autre manière.

-Je dirais que je suis probablement plus intelligente que je ne le laisse soupçonner. Plus brave, aussi... Elle marqua une pause. Probablement plus cruelle, aussi. Elle marqua une pause. Loyale, également. Je me suis rendu compte être capable de choses que je ne pensais pas avoir à moi avant qu'elle ne se manifeste.

Est-ce que cela suffisait à faire sa nature profonde ? Peut-être que non, mais ça c'était autre chose, on passait sa vie à apprendre à se connaître soi-même, ce n'était jamais quelque chose de simple, ça ne pouvait jamais être quelque chose de simple.

-Et toi alors, dis-moi tout. Qu'est-ce que tu penses être ta nature profonde ? demande-t-elle, curieuse de savoir ce que son interlocuteur pourrait dire à ce sujet.

Il n'y avait probablement jamais réfléchi, au fond, mais la jeune femme était bien décidée à la pousser à la réflexion. Exprimer les choses ainsi, c'était une bonne manière pour elle d'en apprendre plus, aussi, sur son interlocuteur. De son côté, elle était en tout cas très intriguée et très curieuse.

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anon afficha un fin sourire quand Keu observa que le portrait qu'elle dressait d'elle-même était dans l'ensemble plutôt positif. C'était le cas, en effet. En même temps, elle ne voulait pas se dévaloriser, elle avait envie de voir en elle la meilleure version d'elle-même. C'était une chose qu'Ena lui avait apprise. Et Manon ne serait jamais suffisamment reconnaissante envers la belle dragonnière pour cette raison. Alors oui, c'est positif, et en effet, c'est tant mieux.

-Si je ne me couvre pas de compliments, qui le fera, après tout ? prétend-t-elle en souriant.

Bien évidemment, elle exagérait. Elle avait de la chance d'être bien entourée. Après son amnésie, qui l'avait écartée de toutes les personnes qui avaient fait partie de sa vie passée, elle n'avait plus vraiment été certaine de qui elle était et de ce qu'elle devait attendre de la vie de manière générale... Mais elle avait des amis, des proches qui tenaient à elle, et qui l'aidaient à se voir sous le meilleur jour possible quoi qu'il advienne.

Bien évidemment, elle ne pouvait que vouloir entendre son interlocuteur lui parler de sa nature profonde en retour, et elle était très curieuse de savoir ce que Keu aurait à lui répondre pour sa part. C'est que le jeune homme était d'un naturel particulièrement franc. Le moins que l'on puisse dire et qu'il n'avait pas sa langue dans sa poche. Alors sa nature profonde n'était peut-être pas si différente de ce qu'il avait tendance à afficher publiquement. Ceci dit, on se découvrait parfois surpris par les personnes que l'on pensait pourtant connaître. Surtout par les personnes que l'on pensait connaître, alors bien sûr, elle ne se privait pas de s'interroger.

-J'ignore si c'est là ta nature profonde tant elle ressemble déjà à tout ce que je savais d'ores et déjà te concernant. Mais j'admets en tout cas que c'est un portrait on ne peut plus ressemblant, confirma-t-elle avec un fin sourire.

Elle le pensait véritablement. C'était bien pour tous les traits de caractères que Keu venait d'énumérer que Manon lui était, en fin de compte, si attachée.

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anon haussa les épaules. Elle avait beau apprendre à s'estimer elle-même, elle ne pensait pas grand chose à faire valoir au regard d'autrui, surtout si l'on se fiait à ce qui était visible de manière très immédiate. Manon Deschênes n'était après tout rien d'autre que la servante de la reine... c'était quelque part prestigieux, surtout si l'on considérait qu'elle était devenue de Guenièvre l'une des plus grandes confidentes, ce qui faisait d'elle, si l'on voulait, une intime de la royauté, mais à y regarder de très près, elle était surtout une femme de l'ombre, et l'idée même la concernant était qu'on ne la remarquait pas... On ne devait pas la remarquer, c'est ainsi.

-C'est vrai ?

Le visage de Manon s'illumina. Elle se sentait sincèrement touchée par le propos de Keu, en réalité, elle se sentait touchée de l'entendre lui affirmer qu'elle était celle avec qui il avait ses conversations les plus profondes... Elle se sentait particulièrement émue par la vision qu'il avait d'elle... Là encore, elle n'était pas habituée à ce qu'on la considère de la sorte. Elle sentit son estomac se serrer d'une légère culpabilité : c'était une déclaration qui lui allait droit au coeur, mais dont elle ne s'estimait pas digne. Certes, elle avait à l'adresse de Keu une grande affection et tout autant d'estime, oui... mais elle était loin de tout lui dire à son propre sujet... Manon lui cachait beaucoup de choses, un trop grand nombre de choses pour pouvoir être véritablement qualifiée d'honnête. Non, honnête, elle ne l'était définitivement pas, c'était une certitude.

-Ca me touche beaucoup, tu sais. Il en est de même pour moi.

Sauf que c'était faux, même si leurs conversations étaient sincères et profondes, Manon ne lui disait jamais tout. Elle ne disait jamais tout à qui que ce soit. Même à Ena, elle mentait parfois, en minimisant son amitié envers Guenièvre... Elle ne se permettait jamais d'être tout à fait transparente, d'être complètement honnête envers elle-même et envers ce qu'elle ressentait.

-Et si tu as besoin de quoi que ce soit, de t'épancher sur tes problèmes ou de conseils, je serai toujours là pour t'aider.

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