L'on hait avec excès lorsque L'on hait un frère (Morded)

C'était toujours une véritable épreuve pour Yvain que de rendre visite à sa mère. Il savait toujours précisément comment les choses allaient se passer : elle l'observerait avec tout le mépris que, manifestement, il lui inspirait, en profiterait peut-être à l'occasion pour lui adresser l'une ou l'autre remarque humiliante dont elle avait le secret, et il repartirait la queue entre les jambes, son estime de soi plus diminuée que la veille, à se demander comment ce pouvait réellement être possible, parce qu'il ne réussirait jamais à s'imposer face à elle...

Et qu'au fond de lui, même en sachant que c'était peine perdue, il chercherait toujours à lui plaire et à faire naître en elle cet amour maternel dont elle ne semblait pas capable d'être doté (mais c'était en fait plus compliqué que cela).

Yvain avait longuement hésité... Puisqu'il savait précisément comment les choses se passeraient, son envie de voir Morgane étaient tout sauf grande, mais le chevalier de la table ronde se considérait comme un jeune homme respectueux et à cheval sur les convenances. Apprendre que sa mère était de passage à Camelot alors que lui-même s'y trouvait et ne pas aller à la rencontre semblait une enfreinte trop grande à la bienséance pour lui, il ne pouvait pas l'accepter. Même si sa mère, le sachant à Camelot en même temps qu'elle, n'aurait, il le savait, pas levé le petit doigt pour aller vers lui ou lui consacrer un minimum de son temps précieux.

C'est vrai que sa génitrice ne ferait pas tant d'efforts de son côté, cela, il était prêt à le parier, mais ce n'était pas parce qu'elle était un mauvais exemple à suivre qu'il devait suivre son exemple, justement. Alors, la boule au ventre mais malgré tout déterminé, il approchait les appartements de dame Morgane.

Pour en voir sortir un jeune qu'il avait déjà croisé à quelques reprises, toujours dans le sillage de sa mère.

Yvain ne l'aimait pas. Il ne savait absolument rien de lui, pas même son nom, il ne constatait que son jeune âge, sans doute pas très éloigné du sien. Ils n'avaient jamais échangé plus de deux mots, ils ne se connaissaient pas, mais Yvain éprouvait pour lui un mépris tout naturel. Car ce qui le dérangeait réellement, c'était l'espèce de connivence qu'il avait avec sa mère, bien sûr.

Yvain n'avait pas la moindre idée de ce qu'ils manigançaient ensemble (si ça se trouve, ils ne manigançaient rien du tout et il s'était imaginé n'importe quoi... ou bien il était son amant, et cette idée, même s'il avait depuis longtemps compris que ses deux parents n'avaient jamais trouvé judicieux de respecter leurs voeux de fidélité, l'irritait particulièrement), mais c'était plus fort que lui, la jalousie l'étreignait chaque fois qu'il songeait à l'intérêt que Morgane savait si bien porter à cet étranger quand elle traitait son propre fils avec le désintérêt qu'elle pensait sans doute qu'il méritait... pour une raison qui lui échappait toujours (mais qui n'était finalement due qu'au fait qu'il était le fils de son père... constat qui ne la dérangerait pas tant avec le jeune homme face à lui, pourtant).


"Ma mère est-elle dans ses appartements ?" demanda-t-il sans envisager de saluer ce jeune homme qui ne lui avait pourtant rien fait en soi.

« Dame Morgane a besoin de repos, vous seriez mal avisé de la déranger. »

Yvain, en entendant ces mots, dut se faire violence pour garder contenance et surtout ne pas sauter à la gorge de son interlocuteur. Le jeune homme n'était ni violent ni impulsif, mais il était quelques sujets sensibles qui pouvaient le faire sortir de ses gonds en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Sa mère, et cela n'étonnera personne, était de ces sujets sensibles. Il était même le pire d'entre tous. Qu'on la couvre d'éloge ou qu'on la traîne dans la boue, il ne le supportait pas quoi qu'il en soi, montre de toutes les contradictions qu'elle lui faisait ressentir : celles d'un fils qui rêvait encore en osant le reconnaître à peine de gagner l'estime et l'affection d'une mère qui l'avait toujours rejeter, celles d'un fils qui sentait monter en lui une rage de plus en plus sourde et incontrôlable envers celle qui l'avait mis au monde à mesure qu'elle s'appliquait à l'ignorer et, pis encore, à l'humilier.

Ce que lui semblait sous-entendre son interlocuteur l'horrifiait, le dégoutait même. Il avait passé l'âge d'être naïf et de croire et en l'amour mutuel que se porteraient ses parents ou encore dans la fidélité de l'un et de l'autre... Ce n'est pas pour autant qu'il pouvait supporter sans haut-le-coeur ce que paraissait signifier la situation présente.

"Je m'épargnerai sans mal vos recommandations", répliqua-t-il.

Par pur esprit de contradiction, Yvain était bien tenté de rejoindre Morgane dans l'instant... mais à dire vrai, il n'était pas certain de vouloir soutenir l'éventuel... tenue dans laquelle il la trouverait... Tout comme il n'était jamais complètement impatient de parler avec sa mère par ailleurs... pour des raisons assez évidentes. Il n'y avait rien de mieux pour réduire à néant sa déjà faible estime de lui-même que ce genre d'entretien déplaisant.

"Tout comme je préférerais, à l'avenir, que vous vous teniez le plus loin possible d'elle."

Il n'en aurait que faire, certainement, et sa mère encore plus, et il n'était pas habilité à contrôler les fréquentations de la femme qui l'avait mis au monde, mais peu lui importait. Rien ne l'agaçait plus (ou presque que de voir ce jeune homme dans le sillage de sa mère.

« Je m’épargnerai sans mal vos recommandations. »

Bon, c'est sûr, Yvain récoltait ce qu'il avait semé, et il ne devait pas réellement s'étonner de la réponse de son interlocuteur, qui se servait de ses propres mots contre lui... Malgré tout, cela ne faisait qu'accentuer la colère d'Yvain.

Il ne voulait accorder ni aucun droit ni aucune valeur à ce jeune homme. Mais il ne pouvait pas prétendre ne pas le faire alors qu'il était déjà incapable de lui montrer à quel point sa seule présence l'insupportait. Il avait beau être le fils de ses parents, il n'était clairement pas aussi doué qu'eux quand venait le moment de dissimuler ses pensées et ses émotions, et il le regrettait sincèrement, car une froide indifférence aurait peut-être eu plus d'effet que cette cris digne du gamin qu'il était sans doute resté un peu trop.

Et ce que Mordred ajouta ne devait rien arranger du tout à l'affaire et seulement rajouter de l'huile sur le feu, rien d'autre.

« Je n’ai aucune raison d’accéder à votre requête. »

Et en soi, c'était vrai, il n'y avait aucune raison pour qu'Yvain ordonne quoi que ce soit à son interlocuteur. Il pourrait user de sa position de chevalier de la table ronde, et encore, mais dans tous les cas, il ne le ferait pas, ce serait pour lui se rabaisser, et il n'en avait aucune intention.

En attendant, d'une manière ou d'une autre, il comptait bien éloigner ce jeune homme de Morgane. Qu'importe ce qu'étaient ses intentions, il n'aimait pas la voir tourner autour de sa mère, un point c'est tout. Le plus simple serait peut-être d'en parler directement à Morgane, mais Yvain savait pertinemment ce que serait la réponse de sa mère, et il ne ressentait pas spécialement l'envie de l'entendre en personne. Bien au contraire, il s'en passait sans aucun problème.

Alors Yvain décida de poser la question frontalement, sans détour. Il savait d'avance qu'il n'allait pas apprécier ce qu'il allait entendre, mais peu importe, il avait besoin d'en avoir le coeur net. Cela même s'il ne serait pas capable de croire en la réponse de son interlocuteur sans soupçonner un flot de mensonge, pour le principe.

"Qu'est-ce qui se passe, entre vous et ma mère ?"

« Cela ne vous regarde pas messire. »

D'accord. Peut-être qu'il avait raison, peut-être que, en effet, cela ne concernait pas Yvain, mais c'était ainsi, il se sentait heurté par la seule existence de son interlocuteur. Le voir graviter ainsi autour de sa mère, ça le mettait dans une colère noire, et le fait que Mordred agisse tout naturellement, comme s'il n'y avait aucun problème à cela, ça le mettait hors de lui.

Oui, ça ne le reardait pas, mais Mordred était sa mère, tout de même, alors il était naturel, après tout, qu'il s'interroge sur ses fréquentations, non ? Surtout si ces dernières étaient adultères. Certes, il n'était pas vraiment un secret que le couple de Gorre n'avait rien de fidèle, d'un côté comme de l'autre. Mais fallait-il vraiment qu'il se tienne à l'écart en souriant comme un simplet quand sa mère se compromettait avec un coureur de jupons qui avait l'âge d'être son fils (c'était le cas de le dire) ? Il ne le pensait pas, non...

Et le pire, dans tout ça, c'est que ce jeune homme avait l'air beaucoup trop fier de lui, ce qui rendait la situation encore plus insupportable aux yeux de Yvain.

« Nous nous apprécions, et aimons passer du temps ensemble, mais la nature de nos rapports ne regarde que nous. »

Il ne démentait pas les pires suppositions qu'Yvain n'articulait pas réellement, mais qui étaient clairement évidentes. De son point de vue en tout cas. Ce jeune homme se payait sa tête, à prétendre entretenir le mystère tout en orientant le discours de sorte à ne laisser qu'une place infime à n'importe quelle autre possibilité.

En même temps, quel autre intérêt sa mère pourrait bien trouver à ce jeunot si ce n'est cette jeunesse, justement, qui devait la rassurer sur sa propre beauté... son propre pouvoir de séduction.

"S'ils doivent entacher la réputation de ma famille, alors non, cela me regarde également", répliqua-t-il en adressant au jeune homme un regard assassin qui ne l'atteindrait sans doute pas.

L'esprit de famille, dans sa famille, surtout, était quelque chose de très relatif, mais ce n'est pas pour autant que le jeune homme comptait se laisser démonter. Il y avait des limites, des seuils à ne pas franchir. Et là, ça avait dépassé les bornes.

« Dame Morgane est assez grande pour s’occuper toute seule de sa réputation. »

Evidemment... Et de toute façon, sa mère n'avait jamais entendu raison de personne, pas même de son mari ou encore de son roi... Elle avait toujours été... indépendante, et ne semblait pas réellement se soucier qu'on lui soupçonne l'aversion qu'elle possédait bel et bien pour sa famille.

Morgane de Gorre était un électron libre, incompréhensible, incontrôlable. Toutes les fois où Yvain avait tenté de la comprendre, dans l'espoir de se mettre, ne serait-ce qu'un peu, à sa place, le tout s'était résumé par un cuisant échec. Sa réputation changeait au gré de ses humeurs de ses interlocuteurs, elle était insaisissable... Et cette réputation était certainement, en effet, le cadet de ses soucis.

Mais si elle ne s'y intéressait pas, qu'importe. Yvain s'y intéresserait pour elle.

« Elle ne m’a donné aucune consigne pour cela… alors, non. »

L'insolence de Mordred usait définitivement la patience d'Yvain. Il devrait savoir asseoir sur lui ne serait-ce qu'un minimum d'autorité. Après tout, il était de presque dix ans son aîné, il était chevalier de la table ronde... il était en droit de lui demander des comptes, en droit d'attendre du respect de la part de son interlocuteur. Mais c'était malheureusement un fait hautement récurrent chez lui, il n'avait jamais su s'affirmer, ou imposer son autorité à qui que ce fût.

De toute façon, pouvait-on seulement faire entendre raison à ce parangon d'insolence ? Il en doutait pour le moins.

« Elle m’a confiée que vos rapports étaient tout sauf apaisés et tendres, je suis surpris que vous soyez tout de même aussi… concerné par l’honneur de votre mère, et de ses fréquentations. »

Donc, en plus, Morgane se confiait sur l'état de sa relation avec lui, par-dessus le marché... Encore que cela pouvait n'être qu'une manoeuvre de Mordred pour le faire sortir de ses gonds...

Au fond, il devrait songer qu'il ne pouvait être question, de la part de Morgane, d'une quelconque conversation qui le concernerait, il faudrait sans doute qu'il existe bien davantage à ses yeux que ce n'était le cas.

"Je gage que vous comprendriez plus aisément combien importe la famille, et la valeur d'un nom si vous en possédiez vous-même. Mais au vu des circonstances, je ne dois pas m'étonner que vois soyez incapable d'y entendre quoi que ce soit. Pour peu que vous en ayiez l'intelligence dans tous les cas."

« Je n’ai pas besoin de nom pour être quelqu’un, ni pour avoir une famille. »

Yvain pouvait être d'accord, sur le principe, avec Mordred, mais il n'avait aucune envie de donner raison à son interlocuteur, et ça, il en était bien évidemment complètement hors de question.

Mais oui, en vérité, il était du même avis. Un nom, ça ne faisait pas tout, loin de là. Yvain avait beau porter le nom de ses parents, il savait que la réaction de ceux qui le découvraient était de réaliser qu'il n'y avait que peu de rapport entre lui et ses parents, entre lui et sa mère, surtout.

Non, un nom ne faisait pas tout, mais il faisait tout de même une situation, une réputation. Si Yvain était aujourd'hui chevalier de la table ronde, c'était qu'il avait du mérite, certes, mais il n'y avait pas que ça, loin de là, il est certain qu'être le fils d'Urien de Gorre lui avait clairement ouvert des portes.

Pour ce qui était de la famille du jeune homme, Yvain n'était pas si convaincu. Tout ce qu'il connaissait de son identité, c'était un prénom, Mordred. Va savoir d'où il venait, et même s'il avait peut-être une histoire familiale à offrir à ses interlocuteurs, rien ne garantissait qu'elle soit vraie, ou digne d'intérêt, dans tous les cas.

« Ce qui n’est pas votre cas, puisque vous vous cachez derrière. »

Et une fois encore, Mordred tapait évidemment juste. Dans sa situation, Yvain devrait certainement tout faire pour se séparer tout simplement de sa famille, pour s'en distinguer, mais ce n'est pas comme ça que les choses se passaient. Ni comme ça qu'elles se passeraient sans doute jamais.

Plutôt que de se distinguer de sa famille, donc, il faisait tout son possible pour les rendre fiers. D'accord, c'était peut-être se planquer derrière son nom... Et il est certain qu'il n'y avait rien de pire qu'un adversaire qui sache si facilement vous percer à jour. Ce qu'Yvain ne pouvait pas lui rendre. Et pour cause, il ne savait en fait rien de son interlocuteur... Il n'avait pas à sa disposition les armes nécessaires.

"Ne prétendez pas valoir plus que ce que vous êtes. Tout le monde à Camelot a eu vent de mes exploits. Vous, vous n'êtes qu'un parvenu, rien d'autre... Et vous ne valez rien."

Yvain n'était pas de nature à se mettre en colère, et cela se voyait. Il faisait au mieux pour se montrer vindicatif, sûr de lui et menaçant, mais il avait le sentiment que la moindre de ses tentatives n'était rien d'autre qu'un nouveau coup d'épée dans l'eau. Mordred demeurait impassible face à la moindre de ses attaques verbales, et forcément, son attitude ne faisait qu'agacer encore davantage Yvain, comme si rien ne pouvait l'atteindre et surtout pas lui, comme s'il n'était pas digne d'être son ennemi.

En fait, à bien y regarder, le comportement de Mordred le concernant se rapprochait assez de celui de Morgane vis-à-vis de lui. Et c'était sûrement pour ça que ce jeune homme l'importunait d'autant plus. Parce que non content d'avoir avec sa mère ce qui ressemblait à un rapport de confiance que le chevalier ne connaîtrait jamais (sans évoquer l'aspect graveleux qu'il prêtait à la situation, Yvain n'estimait pas avoir ce genre d'Oedipe à résoudre... quoique), il lui ressemblait, il était capable de la comprendre et elle de le comprendre, tandis que lui, comme à son habitude, patinait pitoyablement dans la semoule.

Même à remettre un simple écuyer à sa place, il n'était visiblement pas à la hauteur. Le chevalier de la table ronde allait de frustration en frustration. C'était aussi épuisant pour ses nerfs que pour lui-même de manière générale, en réalité.

« Je ne prétends rien messire. Mais de toute évidence, vous, vous avez besoin de tenter de me rabaisser pour prouver que vous valez quelque chose. Je pensais que les chevaliers devaient avoir le cœur pur et noble, pourtant, vous semblez intéressé par le renom et la gloire. C’est… déstabilisant, et un peu décevant, j’en ai bien peur. »

Il ne pouvait rien y avoir de pire que de donner raison à une personne que l'on déteste, et pourtant, au fond, Yvain savait en effet que Mordred avait raison. S'il rabaissait Mordred, c'était dans l'espoir de se conforter dans un sentiment de supériorité à son encontre, qu'il était incapable de ressentir auprès de qui que ce soit, à commencer par ses parents.

Et en agissant de la sorte, il se dédisait, ce qui était encore pire. Même si c'était vrai, Yvain était intéressé par le renom et par la gloire, pas vraiment pour lui-même, mais pour rendre fiers ceux qui semblaient ne jamais devoir l'être à son adresse. Un échec que le tout-venant était capable de constater, manifestement.

"Si vous n'avez ni ambition, ni amour propre, ce n'est pas mon problème", répliqua-t-il, sur la défensive. "Ne vous étonnez pas de n'être personne, alors."

« Je possède ambition et amour propre. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. »

Oh, il n'avait pas vraiment besoin de le lui assurer pour qu'Yvain en soit effectivement convaincu. De l'ambition et de l'amour propre, il était certain que son interlocuteur avait à en revendre. Il en fallait, de toute évidence, pour tenir tête ainsi à un chevalier de la table ronde. Naturellement, le jeune homme devrait lui imposer le respect, et il ne lui en adressait aucun.

Oui, de l'amour propre, ce n'était pas ce qui manquait à Mordred. De l'orgueil, même, dirait Yvain, un orgueil qui, l'espérait-il, finirait par le plaire. S'il en avait encore au-delà de ce qu'Yvain pouvait bien imaginer, alors c'était vraiment que Mordred était une personne déplorable. Au regard d'Yvain, du moins, qui pourtant aurait des leçons à tirer de son interlocuteur en matière de confiance en soi.

En fait, s'il n'était question de Morgane, Yvain pourrait reconnaître que leurs tempéraments à tous deux étaient complémentaires. Mais les deux jeunes hommes n'étaient pas nés pour grandir comme des frères. Et rien, absolument rien, ne devrait leur permettre de trouver un jour un terrain d'entende. La vérité encore moins que tout le reste.

« Et je suis quelqu’un. Je sais qui je suis, et ce que j’ai à faire. Je n’ai pas besoin d’un nom pour cela. »

"Oh, vraiment ?" répondit Yvain avec un mépris tout travaillé, qu'il ne pouvait qu'avoir la volonté d'afficher en cet instant.

Une manière d'adresser son agacement à son interlocuteur, bien sûr, mais surtout de garder une certaine contenance et ce qu'il voulait être une position de supériorité vis-à-vis de son interlocuteur. Et s'il cherchait à ce point à le démontrer, c'était bien que cela n'avait rien d'acquis, vraiment rien du tout.

"Et qui es-tu supposé être, alors ?" demanda-t-il les bras croisés, en opposant à son interlocuteur un scepticisme affiché.

Le jeune homme semblait sûr de lui, Yvain brûlait d'envie de lui faire perdre de sa superbe. Il n'y croyait pas réellement, en vérité, parce que justement, Mordred était atrocement sûr de lui... mais Yvain n'avait aucune envie de laisser le dernier mot à son interlocuteur, même si c'était ce qui allait arriver presque à coup sûr.

« Je suis tout ce que vous ne serez jamais, je suis tout ce qui vous fait défaut. »

Ben voyons. Bon, au fond, Yvain ne pouvait pas vraiment donner tort à Mordred. Sans complètement connaître le jeune homme, il était tout de même capable de constater que tous les deux étaient aux antipodes, ne serait-ce que de caractère, mais si le jeune homme était tout ce qu'il ne serait jamais, ne devrait-il pas s'en réjouir ?

Après tout, aux yeux de la plupart, Mordred n'était personne. Rien d'autre qu'un parvenu qui se ferait aussi vite oublier qu'il n'avait su se mettre sur le devant de la scène en présence de sa mère. Yvain, de par sa naissance et son rôle de chevalier de la table ronde, avait un nom, un titre, des responsabilités, une fortune à faire prospérer. Autant d'éléments, qui techniquement faisaient de lui quelqu'un que l'on envie, pas quelqu'un qui a quoi que ce soit à envier aux autres.

Et pourtant, même en se raisonnant de la sorte, Yvain restait jaloux de Mordred, qui bénéficiait d'une attention que Morgane ne lui accorderait jamais. Et à ce sujet, d'ailleurs.

« Et c’est pour ça, que Morgane s’intéresse à moi, et pas à vous, son propre fils. Vous ne représentez aucune fierté à ses yeux, et je vous plains pour cela. »

Evidemment, c'était le point sensible sur lequel ne pas appuyer... et c'était si évident que Mordred aurait été bien idiot de ne pas insister encore et encore sur ce point. Oui, Morgane s'intéressait à Mordred et ne lui accordait à lui que l'ombre d'une attention très relative, et seulement quand la situation l'y forçait.

Ceci dit, Yvain considérait quand même que son interlocuteur se donnait tout de même bien trop d'importance. A un moment donné, d'une manière ou d'une autre, il tomberait de bien haut, et Yvain ne pourrait que se réjouir de la venue de ce moment évidemment inéluctable.

"C'est moi qui vous plains. Pour votre incommensurable naïveté." Des deux, il ne faisait pourtant aucun doute qu'Yvain n'était pas le plus naïf, mais il était pourtant certain de ce qu'il affirmait. "Il n'y a jamais qu'une seule et unique personne qui trouvera grâce aux yeux de Morgane, et c'est Morgane elle-même. Si vous n'êtes pas à même d'avoir conscience de cela, grand mal vous fasse."

« Dans ce cas, pourquoi donc cette crise de jalousie sir Yvain ? »

Si les propos d'Yvain avaient en quoi que ce soit heurté la sensibilité de Mordred, le chevalier de la table ronde ne le remarqua pas, et n'eut donc pas l'opportunité de s'en satisfaire. A la place, il eut le sentiment que le jeune écuyer, bien sûr de lui, considérait les propos de son interlocuteur avec une saine indifférence, comme s'ils ne pouvaient l'atteindre en quoi que ce soit, convaincu qu'il était de l'importance qu'il revêtait aux yeux de Morgane.

Au fond de lui, il espérait que la désillusion que rencontrerait Mordred serait à la hauteur de son assurance, de ce qu'il lui promettait... Il pensait le moindre mot qu'il avait prononcé, il savait que sa mère était égoïste et n'avait jamais pensé qu'à elle-même, elle-même et rien d'autre... ni personne d'autre. Mais forcément, au fond de lui, il avait peur que quelqu'un finisse par réussir à faire exception. Et si ce quelqu'un devait être Mordred, l'humiliation serait totale, il le vivrait vraiment très mal.

Car c'était sa seule consolation, au bout du compte, se dire que ce n'était pas lui qui n'était pas à la hauteur de Morgane, c'était Morgane qui prenait tout le monde de haut... Mais même en raisonnant ainsi, ça n'ôtait rien au sentiment qu'il avait par rapport à la situation.

Alors était-il jaloux ? Oui, bien sûr qu'il l'était. Même si ça n'avait pas forcément de fondement  ni de logique. C'était comme ça, c'est tout... il n'empêche qu'il ne pouvait que mentir quand il prétendait le contraire.[i][/i]

"Ce n'est pas de la jalousie", répliqua-t-il d'entrée de jeu. Il ne pouvait que mentir effrontément en prononçant ces mots, et cela devait se voir, car il était assez certain de ne pas être convaincant du tout. "J'appellerais davantage cela de l'incompréhension. Vous constituez une absence d'intérêt totale."

Il se contredisait. Il lui accordait beaucoup trop de temps pour que ce puisse être véritablement crédible, mais tant pis, il se raccrochait aux branches qu'il pouvait, et il n'avait plus qu'une envie à l'heure actuelle, et c'était que cette désagréable conversation prenne fin le plus vite possible.

« Vraiment ? Si je suis à ce point inintéressant, pourquoi continuez-vous de me poser des questions ? De répondre aux miennes et de poursuivre cette conversation ? D’autant plus que c’est vous qui m’avez abordé le premier. »

Pourquoi, hein ? Parce que, effectivement, Yvain était jaloux, c'était comme ça, il pouvait le nier, prétendre que ce jeune homme l'indifférait, que son existence n'avait pas la moindre importance à ses yeux, c'était évidemment faux. Il le détestait, et cette détestation ne venait pas de nulle part... et encore, elle se fondait sur une impression, pas sur des faits. Si Yvain devait apprendre qui était réellement Mordred, la détestation se changerait sans aucun doute en haine, une haine viscérale. De la part de quelqu'un qui était pourtant, naturellement, presque incapable de haïr qui que ce soit.

Ce n'est pas pour autant qu'il considérait Mordred comme quelqu'un d'intéressant, pas à ses yeux du moins. Mais il avait le sentiment qu'il l'était réellement aux yeux de Morgane, ce que lui-même ne parviendrait sans doute jamais à être lui-même. Ce garçon venu de nulle part qui s'attirait l'attention et les faveurs de sa mère, et qui s'amusait qui plus est d'une situation qui lui le faisait souffrir, ne méritait que son mépris et son dédain. Son indifférence, aussi. Mais Yvain n'était pas de ces hommes capables de vraiment prétendre.

Même si c'était vrai, il n'aurait pas dû l'aborder en premier lieu. Pourtant, ça avait été plus fort que lui. Il avait voulu en avoir le coeur net, comprendre ce qui se passait précisément entre lui et sa mère. Et pour le coup, il avait le sentiment d'en avoir trop su.

Yvain ne pouvait contredire une nouvelle fois Mordred qu'en faisant preuve d'encore plus de mauvaise foi que précédemment, où celle-ci paraissait pourtant avoir atteint son paroxysme. Finalement, il se contenta d'une réponse glaciale. Il avait perdu suffisamment de son temps avec son interlocuteur. La seule chose qu'il voulait encore, maintenant, c'était que cette discussion particulièrement désagréable prenne fin, il voulait être débarrassé.

"Vous aurez au moins prononcé quelques mots censé aujourd'hui", soupira-t-il avec ce qu'il savait exprimer de dédain dans la voix. "Vous avez accaparé bien assez de mon attention comme cela."

Et donc, il préférait décider en avoir fini avec lui.

« Vous me voyez flatté par votre attention en ce cas, seigneur Yvain. Attention qu’une fois encore, je n’ai cependant pas cherchée. »

Yvain prit grand soin de ne pas même écouter ce que son interlocuteur avait à lui dire. Il l'avait compris, peu importe ce qu'il rétorquerait, son insolent interlocuteur, avec toute la suffisance qui le caractérisait, de ce qu'il voyait, trouverait toujours à répliquer quand le chevalier estimait, pour sa part, que leur conversation devait trouver un terme depuis un bon moment déjà. Mais en même temps, il n'aurait pas fallu qu'elle commence, et Yvain était le seul à blamer pour cela.

Il n'avait plus envie d'accorder de son temps et de son attention à ce jeune homme qui l'agaçait un peu plus à chaque seconde qui passait. Il voulait avoir le dernier mot ? Eh bien... Yvain le lui laissait. Ce n'était finalement qu'une question d'orgueil, de fierté mal placé. Avait-il à prouver sa valeur à cet homme ? Pas vraiment, même. Sur le papier, d'ailleurs, il était bien plus accompli que son interlocuteur saurait l'être. Des deux, c'était lui le chevalier de la table ronde (même si, parfois, il le faisait un peu trop oublier). 

Alors oui, Yvain était toujours jaloux de l'intérêt que lui accordait Morgane, mais s'il voulait briller aux yeux de sa mère, c'était à lui de faire ses preuves... ou de se faire à l'idée de ne surtout pas chercher le moindre assentiment de sa part encore. C'était une affaire entre sa mère et lui, et Mordred disparaîtrait de sa vie aussi vite qu'il s'y était incrusté... Il cherchait à s'en convaincre, dans tous les cas.

Il le considéra avec un souverain mépris. La tentation de répliquer encore quelque chose était forte, d'autant qu'il avait le net sentiment qu'en ne disant rien, il laisserait au jeune homme le soin de gagner la conversation. Mais il fallait qu'il sache reconnaître que ce n'était pas si grave. L'opinion de ce jeune homme ne devait pas avoir d'importance pour lui. C'était en lui laissant en gagner qu'il commettait une erreur.

Donc non, il ne dit rien, et il se contenta de tourner les talons et de s'en aller. Le jeune homme en déduirait ce qu'il voudrait, Yvain pour sa part choisissait de ne plus considérer que c'était là son problème. A tort ou à raison, l'avenir le lui dirait bien assez vite.